L’histoire de Lucie à Singapour

Lucie est une jeune fille comme les autres, pas très belle mais pas moche non plus, ni grosse ni maigre, juste peut-être un peu petite. Mais Lucie c’est surtout un sourire qui illumine en permanence son visage.

Pas plus haute que 3 pommes, Lucie est partie vivre à Singapour il y a un peu plus d’un an, pour pouvoir économiser de l’argent et réaliser son rêve. Elle a quitté son pays natal, un pays du tiers-monde comme l’appelle péjorativement les livres de classes dans la vieille Europe, pour tenter sa chance dans la Cité-Etat. Son pays elle l’adore, elle ne se voit pas vivre ailleurs, mais Lucie a un rêve : elle veut visiter Paris, la France, l’Europe. Oui mais pour ça il faut de l’argent.

Comme la famille de Lucie est pauvre et que de toute façon elle n’obtiendrait jamais un visa de tourisme pour l’Europe en restant dans son pays (le durcissement des règles sur l’immigration ce n’est pas qu’à Singapour) elle a décidé de tenter sa chance dans la Cité-Etat.

Certes elle n’a pas Bac+5 mais elle a tout de même un Bachelor Degree en sciences, sur la photo de son diplôme elle a encore l’air d’une enfant avec ses cheveux longs. Mais depuis qu’elle est arrivée dans la Cité-Etat elle a adopté des cheveux très courts car, comme beaucoup ici, elle perd ses cheveux, la faute à une alimentation trop souvent faîte de paquets de nouilles instantanées à 50 centimes.

 

Regarder devant soi. Sans jamais baisser les bras.

Surtout Lucie est une fille sérieuse et courageuse, le travail ne lui fait pas peur et elle est prête à tout pour réaliser son rêve, même à quitter son pays pour travailler dur dans un pays étranger pour économiser le plus rapidement possible la somme nécessaire pour visiter l’Europe. Elle a rapidement trouvé un travail d’assistant supervisor dans un grand magasin sur Orchard et à commencer à construire son projet.

J’ai rencontré Lucie à Hougang, un soir de pluie, elle pleurait seule sur un banc et je lui avait donné un paquet de mouchoirs. En courant sous la pluie, elle avait perdue sa carte de métro qu’elle venait de recharger pour 10$, mauvaise nouvelle, mauvais temps, mauvaise journée, elle a craquée.

Lucie n’a pas d’ordinateur, juste un smartphone Android bas de gamme sans marque dont la batterie tient rarement plus d’une journée, le BlackBerry qu’elle trimbalait depuis des années lui a été volé dans son casier au travail. Depuis elle garde son téléphone sur elle en permanence.

Elle est fière de me montrer ses comptes : sur les deux derniers mois elle a dépensé 1,700$ pour ‘vivre’ à Singapour (Dont une grande partie pour une chambre sans air-con en HDB loin du métro). J’ai un pincement au coeur, 850$ par mois pour se loger, manger et vivre à Singapour ce n’est pas grand chose. Même si elle ne dit rien, on devine que la vie de Lucie dans la Cité-Etat est loin d’être rose.

Avec Lucie on se voit de temps en temps après le travail, en général on s’arrête sur un banc derrière les centres commerciaux d’Orchard pour partager à manger. La plupart du temps des choses banales : egg tarts, cupcakes, les biscuits  secs d’Ikea, une tranche de pandan cake…

On évoque rarement le quotidien, on préfère parler de Paris, de la France, de l’Europe. Elle a une vision de carte postale de Paris, je lui raconte la réalité de la ville des lumières, elle est parfois déçue mais cela ne remet pas en cause son rêve. Elle veut visiter la France, voir Paris de ses yeux, marcher le long de la rivière dont elle ne connaît même pas le nom mais dont elle a vu la photo des centaines de fois.

 

A peine le temps de savoir. Qu’il est déjà trop tard.

Et puis un jour Lucie a croisé la route de Madame X, “une jeune française comme toi parce qu’elle parle anglais avec le même accent”. Madame X était au grand magasin où travaille Lucie pour acheter une paire de chaussures. Lucie était contente, même si Madame X a essayé plein de paires de chaussures elle a tout de même souhaité acquérir une jolie paire au bout de 40 minutes. Mais voilà en apportant les chaussures à la caisse Lucie a trébuchée et est tombée par terre, mais surtout elle a entraînée Madame X dans sa chute. Catastrophe.

Madame X est furieuse, elle n’a rien mais elle a ‘perdue la face’ alors elle hurle sur Lucie qui se confond en excuses mais rien n’y fait. Madame X a continue à hurler en français sur Lucie qui se met à pleurer. La superviseur de Lucie tente de calmer Madame X mais rien n’y fait, alors le directeur du magasin arrive aussi pour proposer son aide à Madame X et pour lui proposer de se reposer et prendre un café. Madame X accepte et disparaît dans le sillage du directeur laissant Lucie à ses larmes, entourée par ses collègues qui essayent en vain de la consoler en lui disant que ce n’est pas grave et que ce n’est pas de sa faute. Quand on travaille 12 heures par jour debout il arrive parfois que le corps faiblisse, cela peut arriver à tout le monde.

Madame X a à peine 30 ans mais elle ne travaille pas car elle n’en as pas besoin, le salaire de son expatrié de mari est suffisant. Elle vit dans une belle villa à Bukit Timah dont le loyer mensuel est supérieur au salaire annuel de Lucie. Elle a beaucoup de temps libre qu’elle passe souvent dans les magasins d’Orchard et de Marina Bay.

Les gens qui ont trop d’argent sont légions à Singapour et les grands magasins font tout pour les attirer et les satisfaire. Alors quand la direction du magasin de Lucie a reçue une lettre de plainte au sujet de l’incident, elle n’a pas hésité un instant : Lucie a été licenciée pour faute. Encore heureux que Madame X n’ait pas été blessée lors de l’accident sinon cela se serait vraisemblablement terminé au tribunal.

 

Il y a des soirs comme ça où tout s’écroule autour de vous.

La boss de Lucie est embêtée, parce que ça va être dur de trouver une employée qui sera prête à travailler 12 heures par jour de 10h00 à 22h00 (avec une heure de pause à répartir dans la journée) et 6 jours par semaine (le jour ‘off’ est le lundi) pour un salaire de misère. Mais surtout Lucie c’est une fille des filles les plus sérieuses, presque jamais en retard et qui sourit tout le temps alors que le travail n’est pas évident. Sa boss sait que c’est injuste mais elle n’a pas le choix, elle reprend à Lucie son uniforme et son badge et  elle a déjà demandée aux RH d’envoyer l’annulation du permis de travail de Lucie aux autorités de l’île.

La boss explique à Lucie la situation et dit qu’elle est désolée. Lucie ne comprend pas pourquoi Madame X lui en veut. Peut-être que Madame X ne pensait pas aux conséquences de sa lettre, d’ailleurs Lucie ne saura jamais ce qu’il y avait dans la lettre. Mais le mal est fait, Lucie est résignée, elle essaye de ne pas pleurer mais son visage est déjà rempli de larmes. Elle veut rester digne mais ce n’est pas possible. Elle se dit que la vie est injuste.

Voilà Lucie est vraiment devenue une étrangère à Singapour, une touriste sans le sou qui va faire sa valise et repartir dans son pays dans la semaine. Elle n’a plus envie de faire d’efforts. Elle ne sait pas ce qu’elle va faire de retour chez elle. Elle veut toujours partir en Europe et découvrir la France mais depuis son pays ça va être impossible.

 

On n’a le temps de rien. Que c’est déjà la fin.

La vie de Lucie c’est le lot quotidien des immigrés et petites mains de la Cité-Etat qui viennent travailler quelques années à Singapour pour réaliser un rêve ou plus simplement pour subvenir aux besoins d’une famille restée au pays. Et de temps en temps leur route croise celle de personnes comme Madame X. Madame X a réussi à faire ce que des années de labeur et de sueur n’avaient jamais accomplis : effacer le sourire de Lucie. Lucie ne sourit plus, elle n’a plus envie, plus la force, plus le courage.

Elle sait que la vie est dure et injuste mais cette fois-ci elle ne trouve pas les mots pour expliquer sa situation. Elle se repasse le film des évènements et maudit sa faiblesse. Après tout c’est elle la fautive, c’est elle qui a fait tombé Madame X, alors quelque part c’est normal qu’elle soit punit pour son geste, mais la sentence n’est-elle pas disproportionnée ? Mais tout cela est vain au final, ce qui est fait est fait et il faut passer à autre chose. Lucie doit faire ses valises et quitter le pays au plus vite, chaque jour qui passe entame un peu plus les maigres économies qu’elle a faîtes.

Alors j’ai fait ce que j’ai pu, je lui ai payé le billet retour pour son pays pour qu’au moins elle n’ait pas à le faire. J’ai accompagné Lucie à l’aéroport, ses collègues travaillent et n’ont pas pu venir, elles se sont dits au revoir hier soir. La valise de Lucie est si légère qu’on se demande si elle a vraiment mis quelque chose dedans, de toute façon elle n’a jamais eu grand chose ‘à elle’.

Je lui ai laissé les photos de Paris que j’avais au dessus de mon bureau et je lui ai acheté le parfum qu’elle aime, peu importe que ça soit un parfum pour homme et j’ai dit au revoir à Lucie. Fin.

 

Cette histoire est une fiction et toute ressemblance avec des personnes existantes est totalement fortuite. Et Joyeux Noël.

15 Commentaire

    • Le destin nous fait faire des rencontres improbables, parfois heureuses, souvent anodines et quelques fois malheureuses. Il faut composer avec.

  1. Histoire très touchante et probablement beaucoup de vrai malgré tout. Il existe probablement plus de Madame X que l’on ne pense, malheureusement l’expatriation n’aide pas certains de nos compatriotes à garder les pieds sur terre.

    • Tous les expats ne sont pas comme ça, l’expatriation évolue et maintenant les expatriés présentent de nombreux profils très différents. Impossible de généraliser à partir du comportement de quelques individus.

  2. Très bel article !

    Encore un triste exemple du comportement de nos compatriotes à l’étranger qui ne contribue décidément pas à redorer notre blason.

    Je souhaite une très mauvaise année 2013 à toutes les madames X ;)

  3. Helas pas grand’chose a dire… contrairement a la France et comme dans d’autres pays au modele anglo-saxon, le marche de l’emploi est dynamique car tres souple, IN quand il y a du besoin, OUT quand il n’y a plus de besoin ou que les choses se passent pas… techniquement (perte d’un emploi), ce qui est arrive a Lucie peut arriver dans les memes conditions a n’importe qui qui ne serait pas en PEP/PR… Apres, avoir croise la route de Madame X, la c’est vraiment pas de bol (la generalisation a tous les expats en Asie est un peu facile)… cela dit, vu de ma fenetre, on ne devient pas tres con quand on devient expat… la dame en question avait surement des antecedents, je doute qu’elle ait jamais ete tres intelligente par le passe…

    • Effectivement comme tu le soulignes le système anglo-saxon est plus flexible et cela s’applique à tout le monde (si vous perdez votre EP, toutes les personnes liées à l’EP perdent également leur visa de séjour ce qui peut-être dramatique). Après les madames X existent partout, peu importe le pays ou le passeport.

  4. Nous sommes tous des Mme X

    Les Europeens qui viennent vivre a Singapour s’adaptent tres vite a leur nouvel environnement ! Au “marche du travail dit plus souple” car anglo-saxon… Aux “moeurs asiatiques dites plus souples” car la prostitution est legalisee… Aux “services de meilleurs qualites” car j’ai plus d’argent qu’en France et donc on m’ecoute plus… Au “quel confort d’avoir une maid a la maison… mais, attention, elle fait partie de la famille, hein… ” car l’esclavage ici est legalise… Aux “packages ++” car avant j’etais un cadre un peu prolo et maintenant je suis un roi au coeur de la mondialisation… A “l’ecole gratuite comme en France” car c’est normal on est Francais quoi, meme si, la France, on participe a la faire mourir en aidant nos entreprises francaises qui delocalisent et qui nous offrent des contrats en or…

    Les Francais, de France, pays des droits de l’homme, en grande majorite ont des maids. Ils profitent d’un systeme esclavagiste. Suffisamment moderne, ce systeme, pour que la personne humaine ne puisse pas etre vendue et que donc on ne peut l’appeler “esclavage”. Les employees travaillent 24h/24h 6 jours et une nuit sur 7. Bien sur elles ne sont pas a la chaine, mais impossible pour elles d’aller boire un cafe, d’avoir des relations sociales, d’avoir un vrai chez eux… Souvenez-vous beaucoup d’esclaves dans les champs de coton savaient travailler beaucoup et avec le sourire ou meme carrement en riant en famille… Nos “employees” du XXIeme siecle sont disponibles pour leur “famille” d’employeurs” 24/24. Elles sourient aussi et rient quelquefois. Mais des qu’il y a un soucis, elles sautent, sont renvoyees au pays. Elles gagnent 400 SGD par mois. Elles en envoient une partie au pays, remboursent leur agence [les 12 a 18 premiers mois de salaire, reverses integralement]… il leur reste des bricoles pour acheter des conneries a Lucky Plaza ou payer leur forfait telephone… et comme la plupart viennent de la cambrousse philippine ou javanesque, elles depensent leur pecule n’importe comment…

    Et que l’on ne vienne pas me dire :…” oui mais nous on les traite mieux que les “Chinois” ne le font !”… Ces remarques insultantes oublient les realites historiques chinoises et surtout font fi de notre histoire a nous.

    Qui sont les descendants de la patrie ou l’ex-patrie des droits de l’homme ? les Francais ?, les Singapouriens ? ou leurs cousins les Chinois ?

    Oui, nous, les Francais, et moile premier, sommes tous des donneurs de lecons, des “rois du monde”, des oublieux de nos principes : nous sommes tous des Mme X.

    • Quelle belle collection de clichés, le tourisme sexuel, les maids, l’expat arrogant, les packages expats en or, les delocalisations qui tuent la France, la France patrie des droits de l’homme… vous avez oublie de mentionner que tous les Francais ici font leurs courses chez Carrefour exclusivement et portent un beret.

      Concernant specifiquement nos compatriotes a Singapour, voici quelques considerations pour vous aider a elargir votre vision etriquee: tous les Francais a Singapour ne travaillent pas pour des societes francaises, tous ne sont pas en package expat, toutes les societes francaises ne sont pas en Asie pour “delocaliser” (vous lisez trop Liberation).

      Et surtout, je pense que tous ne se considerent pas comme vous comme le roi du monde ou donneur de lecon. Moi pas en tout cas.

    • Je suis d’accord avec SydneyBFrancisco. Je ne supporte pas les expats que je croise au Botanic Garden. La plupart des Français que je connais vivent entre eux en vase clos , et après ils disent que “le contact avec les cultures étrangères est très enrichissant” haha.
      Je partage son avis sur les Français employant(exploitant) des maids, qu’ils appellent maintenant “helpers” pour être davantage politiquement corrects.
      Je connais aussi bon nombre de Français cadres ordinaires en France qui ont pris la grosse tête à Singapour. Sa description colle à la rélaité du terrain.
      Après, c’est vrai que tous n’ont pas des packages d’expats en or…alors ils sont obligés d’être un peu plus humbles…alors seulement…

  5. Tres bon texte qui rappelle une triste réalité, ou partout, ou que l’on soit beaucoup oublient de considérer l’autre et de le ‘voir’. Merci de contribuer a donner une voix aux ‘invisibles.’

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