Emeutes à Little India : quand la démographie toque à la porte

Difficile de ne pas évoquer les émeutes qui ont eu lieu hier soir à Little India, après tout, cela faisait près de 40 ans que Singapour n’en avait pas connu (c’était d’ailleurs déjà sur un sujet ethnique). Comme je vis à proximité, j’ai entendu les sirènes des camions de police, et me suis dit que j’allais attendre ce matin pour une meilleure lecture des événements.

Les faits en vrac : un worker indien ou bengladeshi se fait écraser par un bus vers 21.30 sur Race Course Rd. Pas de réaction de la police ou des services d’aides avant 30 bonnes minutes. 400 workers en colère s’attaquent au bus, et lorsque les secours arrivent, ils mettent le feu à l’ambulance (qui explose) et retournent plusieurs voitures de police. Au bout de deux heures, une trentaine d’interpellations et tout le monde retourne se coucher.

En colocation à Little India, voici quelques circonstances qui expliquent ce drame, circonstances qui ont lieu tous les jours, mais qui s’exacerbent le dimanche, jour de congé pour la plupart des ouvriers dans le bâtiment :

    • La circulation dans Little India est intense. Le quartier est traversé par deux grands axes (Serangoon and Jalan Besar, puis Race Course Road dans une moindre mesure) à 4 ou 5 voies, avec bus, taxis, voitures et camions (de transports de matériau ou d’ouvriers)
    • La densité urbaine est très élevée. Sur les 600,000 ouvriers d’origine Bangladeshi ou Indienne à Singapour, il y en a probalement 100 000 chaque dimanche soir à Little India. Les rues et ruelles sont alors bondées, il est impossible d’y circuler. Les ouvriers viennent y diner et boire des coups entre amis après une semaine de 6 jours à travailler entre 10 et 12h chaque jour.
    • L’ébriété également est élevée. Les ouvriers boivent presque tous les jours, si vous habitez dans le quartier, c’est flagrant, et parfois un peu gênant au niveau du bruit et des déchets laissés dans les rues. Little India est le seul endroit où ces ouvriers peuvent se détendre à Singapour : les autres endroits sont soit hors de prix, soit culturellement peu accueillants pour une population qui aime simplement s’asseoir sur un bout de trottoir en mangeant et buvant.
    • Les traversées « sauvages » des grands axes sont monnaie courante. Les quasi-autoroutes qui traversent Little India laissent peu de temps aux piétons, et les trottoirs sont remplis de magasins de vêtements, portables, bijoux, restaurants, il est très compliqué de naviguer dans ces rues sans empiéter sur la chaussée. Sans parler du dimanche soir. Les conducteurs qui traversent Little India sont aussi plus nerveux que la moyenne : ils savent que les piétons sont sur la chaussée et/ou traversent à la hussarde, et la culture de l’automobile (et donc la formation) à Singapour ne les prépare pas du tout à naviguer dans ces conditions.

Tout ceci concourt évidemment à des accidents inévitables, et on peut encore s’étonner que ce type d’accrochage n’arrive pas plus souvent.

Prenons un peu de hauteur désormais pour remettre cet accident dans son contexte, et également pour tenter de répondre aux nombreux commentaires et tweets des Singapouriens sur les réseaux sociaux :

    • « Ces Indiens et Bangladeshi déclenchent-ils, chez eux, des émeutes à chaque accident ? » – De manière assez surprenante, oui. Le sens commun dicte qu’en Indonésie, par exemple, il ne faut jamais s’arrêter en cas d’accident (provoqué par nous-mêmes ou une tierce personne). Cela ne veut pas dire s’enfuir. Il faut aller au poste de police le plus proche mais ne jamais rester sur place. Les densités extrêmes de population en Inde, Indonésie et Bangladeh, doublées d’une culture de la proximité entre les individus (qui font littéralement « corps » : il suffit de se ballader à Little India pour voir le nombre de « couples » masculins qui se tiennent et s’accrochent les uns aux autres), font qu’un accident contre l’un des « membres » peut rapidement tourner à l’hystérie collective. C’est un phénomène difficile à comprendre d’un point de vue européen ou chinois. Si l’on ajoute à ça que Singapour ne fait pas grand cas de l’intégration de ses ouvriers, on peut comprendre qu’ils se sentent d’autant plus concernés quand ce type d’accident arrive. Il est difficile d’imaginer un plus grand écart culturel entre le nombre et la proximité des ouvriers Indiens et Bangladeshi d’un côté, et la discipline, pour ne pas dire « fraicheur », de Singapouriens souvent classés parmi les nations les moins émotionnelles.

    • « Pourquoi ne renvoi-t-on tout simplement pas tous ces Indiens (sic) chez eux ? » – Au-delà du peu de considération que témoigne l’assimilation de tous les ouvriers à « des Indiens », il s’agit d’une question dont la réponse est particulièrement éclairante. Le modèle économique de la cité-Etat est ultra-dépendant de ces 600 000 ouvriers qui, payés 500 dollars par mois avec des contrats de 1 à 2 ans, n’ont qu’un jour de congé hebdomadaire, et quelques jours fériés nationaux (et encore, pas tous si l’on en croit les bruits des chantiers). Les journées durent 10 à 12 heures, la plupart du temps en extérieur, c’est à dire par 33° de moyenne et 80% d’humidité. De l’autre côté, les Singapouriens (citoyens et PR) gagnent en moyenne $2000 par mois, ont deux jours de congés par semaine, 15 jours de vacances par an et les jours fériés. Pas besoin de vous faire un dessin : aucun Singapourien n’ira remplacer les ouvriers qui façonnent la ville jour et nuit. Les Singapouriens ne faisant pas assez d’enfants pour assurer le renouvellement des générations, il n’y a que l’immigration pour que le moteur économique tourne.

    • « Mais alors, pourquoi n’arrêterait-on pas de construire et garder Singapour comme elle l’est maintenant ? » – Impossible ! C’est pourtant l’argumentaire de l’opposition aujourd’hui (le « gel », ou « freeze » en VO). Avec une population de plus en plus agée (une ballade à Toa Payoh dans le cœur de Singapour vous en convaincra), Singapour a besoin au moins d’hôpitaux (deux en construction à Farrer Park). Avec une population qui passe de 3 millions d’habitants en 1990 à plus de 5 millions aujourd’hui (et 7 millions d’ici 2030 si l’on en croit les derniers plans du gouvernement), Singapour a besoin de routes, d’immeubles, de transports (il y a 7 lignes de MRT/LRT aujourd’hui, 15 nouvelles vont sortir de terre dans les années qui viennent). Le MRT est déjà critiqué pour être bondé, la circulation en heure de pointe est très congestionnée. Et Singapour a également besoin de construire beaucoup de nouvelles infrastructures pour être moins dépendant du secteur des hydrocarbures. A long terme, le « passage du Nord-Est » (circulation de pétroliers par le Pole Nord) et d’autres projets (la Thailande et le Myanmar envisage un canal sur l’isthme de Kra) menacent la position de Singapour dans ce secteur.

Cet accident et l’émeute qui s’en suit sont donc une illustration des défis que Singapour rencontre actuellement, mélangeant avec fracas impératifs économiques et besoins en termes de main d’œuvre.

Ma copine me demandait ce matin, étant un joueur invétéré, ce que je ferais si j’étais à la tête d’un Sim City ressemblant à Singapour. Il n’y a pas de réponse simple. Singapour fait beaucoup d’efforts pour diversifier son économie, via l’innovation, l’environnement, ou la santé, mais dans tous les cas, cela nécessite des investissements et infrastructures, et donc, plus d’ouvriers et d’immigration.

[Edit de Louis] Un GRAND Merci à Martin d’avoir proposé une traduction française de son article en un temps record pour les lecteurs francophones.

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2 Commentaire

  1. Si tu ouvres yahoo depuis dimanche c’est du H24 le riot de Little india…

    Pour les indiens (masculin) qui se tiennent la main ça ma toujours surpris et me surprend encore. Je suis encore un peu jeune à S’pore ;)

    • Cela reste un évènement exceptionnel à Singapour et effectivement depuis Dimanche tous les médias ne font (quasiment) que parler de ça…

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